La banalité du mal …

Hannah Arendt, assistant au procès du criminel nazi Eichmann, avançait une théorie très critiquée principalement par la communauté intellectuelle juive. Elle y parlait de la « banalité du mal ». Nul, en ces années 60, ne pouvait accepter que l’on remplace l’idée d’un « mal absolu » par celle de « banalité du mal » pour désigner une faillite comme celle des camps de concentration et de l’extermination des Juifs. En fait, durant ce procès, Arendt s’était trouvée face à un homme insignifiant, pourtant cause de tant de malheur, un individu « terriblement banal », symbole d’un régime génocidaire, un petit fonctionnaire qui s’évertuait à répéter qu’il avait respecté la loi, sans plus, remplissant avec zèle ce qui n’était, pour lui, que son devoir de fonctionnaire consciencieux. Arendt avait découvert tout le mal qui nait lorsqu’un individu ne pense plus, et surtout ne pense plus par lui-même !

Je repensais à cette magistrale démonstration d’une philosophe que j’admire en lisant le livre de Bernhardt Schlinck, « Le liseur », porté à l’écran par Stephen Daldry, et notamment le passage du témoignage de cette ancienne gardienne d’Auschwitz. Lors de son procès, quand un juge lui demande pourquoi elle n’a pas fait ouvrir les portes de l’église en flammes dans laquelle étaient tenues enfermées des dizaines de juives, tombe alors une réponse terrible par sa banalité, d’autant plus terrifiante quand on songe au désastre que de telles décisions ont pu entraîner. En substance, on pourrait résumer cette réponse par : « Une gardienne a le devoir de garder, pas de libére… ! »

Je crois que ce message, comme celui du procès d’Eichmann qui nous parvient du fond de l’histoire, de ces heures les plus sombres de notre passé, s’adresse aussi à nos écoles. En effet, n’est-il pas de notre responsabilité de développer en chaque enfant qui nous est confié la capacité de penser, de tenir ce dialogue intérieur qui, seul, permet de prendre distance avec une réalité, un monde rempli d’imperfections et de pièges ? La pensée (le « cogito » de Descartes), comme le langage qui en est l’outil, est le propre de notre condition humaine. Elle en figure la dignité, comme la parole, elle, est la marque de notre humanité. Trop de malheurs ont été engendrés par des hommes et des femmes qui s’étaient privés de cette capacité d’analyse, de retrait d’un monde empli de bruit et de fureur afin d’entretenir ce dialogue intérieur qui les aurait amenés à se poser les questions du sens de leurs actes, à puiser en eux la force de dire « non » lorsque la société l’imposait par ses excès. Ils auraient pu penser à la véritable portée de leur apathie dans l’exécution de basses oeuvres réclamées par une caste de criminels « hors normes ».

Nos écoles ont la responsabilité première de donner à chacune et chacun des élèves qui lui sont confiés les mots et les schèmes qui soutiendront cette activité spécifiquement humaine. C’est aux enseignants, notamment, qu’il revient de donner le goût de penser, d’exercer cet art délicat dans tous les domaines couverts par la main et l’esprit de l’homme. C’est en ce sens, me semble-t-il, qu’il faut interpréter le troisième point de l’article 6 du décret Missions stigmatisant l’advenue de « citoyens responsables » capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures. La contribution de nos écoles est essentielle dans la montée de générations de « penseurs critiques et courageux ». C’est à nous qu’il incombe que, quelque que soient les circonstances, aussi extrêmes et dramatiques que celles vécues par Eichmann, nos élèves aient les moyens et la volonté de penser… et la dignité de dire « NON » !

Philippe ANSELIN

Directeur de l’Institut saint-Joseph de Charleroi

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