Je rêvais d’une société faite pour l’école

Publié le 25/02/2008 dans La Libre Belgique

 

L’école doit conduire chaque être hors de lui-même en le conduisant hors de sa condition imparfaite d’enfant et lui donner accès à la parole, source d’humanité pour le révéler à lui-même.

Dans un article précédent [1], j’ai voulu stigmatiser le procès systématique de notre système éducatif et de ses acteurs; procès d’autant plus injuste qu’il est trop souvent mené à charge et rarement à décharge, faisant de l’école l’unique responsable de ses dysfonctionnements, bien réels, je le concède.

J’ai également voulu refuser de réduire l’analyse d’une activité spécifiquement humaine comme l’école à une litanie de données chiffrées donnant l’impression que l’élève peut ainsi être « mesuré » comme un objet, un simple produit. Ces données ne sont qu’un aspect d’une réalité vaste comme un iceberg. Élément d’analyse, elles doivent être relativisées, contextualisées et, par là, participer d’une analyse globale de notre réalité scolaire. Cependant, outre ces chiffres, notre école et les défis qui se profilent réclament également, de toute urgence, une analyse philosophique en profondeur.

Oui, l’école hésite; l’école connaît bien des défaites dans son long combat pour l’égalité; l’école reste insuffisante dans ses apports. Oui, elle est, pour partie, responsable de ses manquements. Mais elle n’est pas seule responsable de ses échecs. L’école sera ce que la société veut qu’elle soit : soit un élément au service d’une certaine idée de l’humanité vers laquelle nous devons tendre, soit l’instrument au service d’une société « consumériste et mercantile » exigeant un être formaté suivant les intérêts « hic et nunc » de la dure loi du marché.

Bachelard rêvait d’une société faite pour l’école plutôt que d’une école faite pour la société. Voilà le défi que nous devons relever dès aujourd’hui pour demain: imaginer une formidable ouverture sur le futur, accepter que l’école (skolè) soit comme une parenthèse dans la vie quotidienne et ses tracas, ses problématiques, ses défis à relever maintenant, ses intérêts immédiats … Refuser de se noyer dans le monde pour, en s’en retirant le temps d’une enfance et d’une adolescence, pouvoir se l’approprier au travers de sa culture, de ses savoirs et de la relativité de ses valeurs.

Comme l’explicite le concept d’éducation, l’école doit conduire chaque être hors de lui-même en le conduisant hors de sa condition imparfaite d’enfant et lui donner accès à la parole, source d’humanité pour le révéler à lui-même. Comme l’écrit Pena Ruiz, « connaître c’est apprendre à dire ‘je’ en se découvrant soi-même comme auteur de ses pensées ».

Défendre une telle conception de l’école, c’est accepter qu’y soient enseignés, en plus de la parole, une culture, des savoirs, des techniques … C’est, pour les adultes qui enseignent, assumer le monde qu’ils transmettent aux enfants, ainsi que l’affirmait Hannah Arendt. Un tel enseignement doit pouvoir se dégager de l’immédiateté, des effets de mode… Il doit pouvoir cibler l’enseignement sur les principes de base, les fondements des différentes disciplines qui ont autorisé le progrès.

Et puis, surtout, une telle conception de l’école lui redonne la noblesse de son statut ambitieux, mais fondamental « d’institution ». Le concept est d’importance, ainsi que le rappelle Alain Rey dans son Dictionnaire culturel: « L’ensemble des formes ou structures fondamentales d’organisation sociale, telles qu’elles sont établies par la loi ou la coutume… ». Ce sens est redoublé pour l’école, dès 1552, par la voix de Rabelais qui reprenait l’idée d’une action d’instruire, de former par l’éducation (l’instituteur…). Il s’agit donc, pour une société, par ses institutions scolaires, d’instituer ses futurs membres, de les « fonder ». Entreprise essentielle s’il en est, mais dont nos gouvernants doivent garantir l’indépendance face aux contraintes du moment afin d’élever des individus à critiquer pour maintenir, améliorer ou changer, ce qui permettra à la société de figurer une étape nouvelle sur la voie d’une humanité en pleine possession d’elle-même dans le respect de ses différences, sources de richesse plutôt que de tensions. L’école ne peut ni être assujettie à l’économie ni être l’agent d’une idéologie dominante.

L’école, c’est aussi la porte ouverte vers le symbolique, c’est le lieu de la parole, elle-même autorité. La parole distribue chacun des parlants dans le fil du discours. Celui-ci, à l’école, permet à l’enseignant d’avancer des propositions fondées sur la raison, les savoirs hérités. D’autre part, il permet à l’élève de discuter celles-ci. Cependant, si les jeunes ne savent plus entrer dans le fil du discours, c’est parce qu’ils n’entrent plus dans le symbolique, celui-ci étant farouchement rejeté voire combattu par notre monde privilégiant la consommation, comme le démontre Dany-Robert Dufour dans ses ouvrages.

La vocation première de l’école est de permettre à chacun de prendre du recul vis-à-vis de la société et des valeurs qu’elle véhicule ou de l’exercice d’une profession et des rapports de hiérarchisation, de sujétion que cette pratique fait émerger.

L’école est le lieu de la découverte et du développement de la liberté. Paradoxalement, c’est au travers des contraintes qu’elle s’acquiert. La liberté n’est possible que par les contraintes partagées et acceptées pour garantir la liberté de tous et de chacun. Une société faite pour l’école doit admettre que s’élèvent des hommes et des femmes libres, capables de la remettre en débat et doit parvenir à réconcilier les enfants avec l’autorité. Intimement lié au rapport au temps, ce qui fait autorité, comme l’avaient compris nos ancêtres romains, fait référence à l’ancienneté, synonyme de connaissances acquises, de conservation d’une tradition, fondement de l’ordre monde.

Vision dépassée diront les sceptiques. Vision dangereuse diront les « libertaires » confondant autorité et pouvoir. J’ose, quant à moi, affirmer qu’il s’agit d’une vision d’avenir pour une école recouvrant son rôle instituant. Ce qui fait autorité, c’est justement cette idée selon laquelle nous détenons un savoir antérieur qui sera partagé, transmis puis parfois critiqué : là est l’objet d’un enseignement offrant à chacun la possibilité de s’intégrer à une société déjà là. Comme l’écrit Marcel Gauchet, nous devons admettre que « le monde dans lequel nous entrons nous précède ». Il en va ainsi du savoir aussi.

Mais, déçues par ce passé marqué du sceau de la violence et de la barbarie tout autant que désabusées par un avenir devenu incertain qui ne prend plus pour avatar la certitude du progrès, les sociétés postmodernes vivent au présent, elles refusent de revenir sur ce qui a été et craignent ce qui peut advenir… Le XXe siècle (et ses faillites humaines les plus absolues) a connoté négativement le passé comme parsemé d’erreurs et de crimes. Depuis la Shoah, la culture n’est plus garante de l’humanité, elle ne protège plus l’homme contre lui-même.

Ce que je demande donc aux responsables de notre enseignement, c’est de ne pas uniquement réagir aux classements des performances de nos élèves. Ceux-ci sont mauvais, certes, mais ils exigent une remise en question de nos pratiques à tous. Ils démontrent que la massification de l’enseignement a été manquée et, par voie de conséquence, sa démocratisation.

Je voudrais surtout que la réflexion retrouve son droit, que ces résultats soient lus dans notre contexte d’une société capitaliste et mercantile. D’une société du présent qui prive les enseignants de l’autorité nécessaire à la transmission. D’une société techniciste qui nous éloigne toujours plus du temps et du lieu d’énonciation qui a autorisé le développement technique et qui refuse d’y retourner par souci de rentabilité immédiate plus que d’efficience. D’une société consumériste qui réclame des individus qualifiés très justement d’égo-grégaires par Dany-Robert Dufour. D’une société dont nos politiques doivent pouvoir se distancier afin de nous ouvrir à un demain plus respectueux du potentiel d’humanité qui est en nous.

Rendez-nous donc les moyens d’affronter les défis et missions de l’école. Ne faites pas de nous des victimes expiatoires d’un pédagogisme postmoderne qui refuse d’imposer aux élèves des travaux « difficiles ». Permettez-nous de redevenir des pédagogues qui proposent devant des élèves qui apprennent à se distancier et à exercer leur sens critique. Donnez-nous les moyens d’enseigner à nouveau. Aidez-nous à réconcilier les hommes de demain avec un passé dont ils héritent sans testament comme l’affirmait René Char. Permettez-nous de donner accès à l’ordre du symbolique à nos chers bambins même et surtout si cela les rend plus imperméables aux messages de consommation dont ils sont abreuvés du matin au soir et plus critiques vis-à-vis des promesses électorales et des conflits d’intérêts partisans. Permettez que nous leur redonnions l’accès à la parole plutôt qu’aux bavardages bruyants, indifférenciés et sans fond dont les reality-shows nous gavent. La vraie parole, celle qui énonce et révèle en nous-mêmes ce qui fait notre humanité, celle qui nous fait rencontrer l’autre.

La distance que je me suis autorisé à prendre par rapport Arendt, Gauchet ou Dufour n’est, somme toute, que le reflet du respect éprouvé pour leur pensée. Elle est le fruit d’une éducation qui m’a ouvert à la dimension symbolique, à la parole me rendant ainsi humain. Remerciant mes maîtres d’hier, j’espère pouvoir à mon tour nommer le monde qui m’entoure, le construire avec d’autres pour ensuite le transmettre à celles et ceux à venir.

[1]. Pleure ton école bafouée, in La Libre, 10 décembre 2007.

Philippe ANSELIN

Directeur de l’Institut Saint-Joseph de Charleroi.

Je rêvais d’une société faite pour l’école